Tartine en eaux troubles

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Prenez de l’eau.

Elle peut être claire. Limpide, la surface reste lisse, on y voit tout. Malgré la réfraction, nos sens s’y retrouvent, on s’y oriente facilement, si l’on est bon nageur on peut s’y mouvoir aisément et décider librement de nos actions.

Elle peut être trouble. Ajoutez-y quelques gouttes d’alcool, la voilà translucide. La météo se gâte, voilà sa surface déchaînée. Jusqu’à devenir opaque, elle constitue un environnement précaire, instable, hostile parfois. Plonger en eaux troubles signifie une perte de repères et d’assurance.

Aline Frazao et Olivia Pedroli ont évolué en eaux claires. Elles nous ont fait voir les merveilles cachées sous la surface. On a pu distinguer à la perfection les contours, les couleurs, les surprises et les enchantements d’un monde onirique. On a fait le voyage avec une dose suffisante d’oxygène sur le dos, afin de pouvoir rester à satiété et se remplir les yeux de toutes ces beautés magnifiées par le calme et la clarté des conditions. On en est ressorti heureux, émerveillés, apaisés.

Le Chapiteau, lui, était en eaux troubles. On y a fait une immersion en apnée, longue et éprouvante. On a remis en question les principes mêmes de notre sens de l’orientation, puisque Roman Nowka nous a rappelé qu’il n’est pas nécessaire d’aller bien loin sous la surface pour perdre déjà la notion de haut et de bas, de droite et de gauche. Musicalement suicidaire, mélodiquement démissionnaire, les codes élémentaires du savoir-jouer ont été retournés, questionnés, malaxés.

Puis Marc Ribot a continué l’immersion en bonne compagnie. Loin de tout point de lumière, prise de profondeur vertigineuse sans toucher le fond, nous voilà mis à mal dans un environnement plein et sombre, physiquement exigeant, oppressant. L’ombre de Dave Brubeck nous frôle, celle de Gainsbourg est tapie derrière un rocher sur lequel on s’appuie, choc frontal sur un point fixe inattendu et soudain. Voilà nos fonctions vitales à l’épreuve. Voilà la rugosité, le danger, la torpeur. Et voilà, douce ivresse des profondeurs, l’extase qui achève la besogne, cet éclat de lumière improbable venu d’on ne sait où, cette sensation unique d’universalité et de totalité, l’éternité compressée à l’instant, l’espace réduit à la goutte d’eau. Hors-temps, hors-corps, la réalité nous échappe, son idée même n’est plus rattachée à quoi que ce soit.

Dernier palier, dernière manœuvre, la géométrie triangulaire d’une équipée qui doit son succès à son homogénéité impeccable se trouve volatilisée par un élément perturbateur, Nels Cline vient brusquer Medeski Martin et Wood, les pousser vers le haut ou les tirer vers le bas selon ses pulsions et selon les courants extérieurs. Prise de danger maximale pour public averti, à bout de souffle, nous voilà réduits à l’état d’une pauvre épave, chienne crevée au fil de l’eau.

En eau claire, on voit les prédateurs venir, on anticipe et on se défend. En eaux troubles, c’est un questionnement de tous les instants et du moindre centimètre parcouru. Quelle beauté que l’imprévu, quel bonheur que la surprise en puissance, quelle joie indescriptible que celle de la grenade qui n’a pas explosé.

On y voit tellement plus clair, les yeux fermés.

Posté par Bureau
dimanche 6 avril 2014
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