Comme on n’a pas fait tout ce trajet pour rigoler, on s’est immédiatement dirigés vers l’autre grande salle payante du festival: la Salle Marcel Hélie (du nom de Marcel Hélie, mais on n’a pas demandé pourquoi). Dhafer Youssef y rencontre Tigran Hamasyan de façon spectaculaire. La voix de l’oudiste tunisien tirerait des larmes aux pierres, Tigran développe des trésors d’inventivité et de subtilité à son piano, le courant passe, le public est emballé. Et Mark Giuliana bon sang ! Terrible. Monstrueux. Maîtrise, puissance, finesse, rage, douceur, tout et son contraire seraient nécessaires pour décrire le jeu de ce batteur hors du commun. Quel bonheur de pouvoir s’asseoir dans un festival, regarder un concert d’un bout à l’autre, et se rendre compte que, quand même, le jazz c’est malade.
Sans attendre que le camembert se mette à couler sur la table (une expression normande courante), avec Carine, on descend en backstages, of course, pour se dépêcher d’aller les féliciter. Il faut dire que lors du trajet Paris-Coutances, on a dû changer de train à Caen, et pendant la pause-clope nécessaire (chaque heure, réglée comme une montre suisse), je vois passer une caisse en alu de la forme d’un oud en direction du bistrot de la gare. Naturellement, c’était Dhafer, qui du coup nous a offert les cafés et nous a invité à causer avec lui le reste du trajet. Coïncidence suprême, il dort dans le même hôtel que nous… Donc en backstages, on le félicite chaudement et on se réjouit de la voir en Suisse prochainement. C’est pas impossible qu’il nous dit, mais c’est pas encore officiel. Ouais-ouais-ouais.
A côté de là se trouve le resto staff-artistes, correct, portions de bûcheron (entrée, salade, plat, dessert, café, vin, burp.), où l’on partage notre repas avec un des milliers d’amis que l’on s’est fait là-bas. Vraiment des bénévoles incroyables, les mêmes blagues, la même ambiance, juste les prénoms qui changent. Les rires sonores, les coups de rouge et de blanc, des salut-merci en continu, le pied.
Encore plus tard, encore un concert, la première rencontre d’Omar Sosa et de Trilok Gurtu, dans la grande salle (1500 places), toujours pleine (remplissage à 98% du festival…), se déroule avec fraîcheur et simplicité, malgré l’appréhension palpable du pianiste. Trilok laisse chanter ses tablas, Omar suit avec son sourire éclatant, et pour un essai, il est magnifiquement transformé. Le manque de profondeur usuel dans ce type d’exercice s’est peut-être ressenti au bout de l’heure et quart de concert, mais la capacité qu’ont les jazzmen à jouer ensembles sans s’être parfois même parlés une heure auparavant m’impressionne toujours.
Un dernier tour au Magic Mirrors, une sorte de salle-cabaret en bois amovible, reconstitution d’un vestige du XIXème, sur le parvis de la cathédrale, pour y voir un trompettiste minimaliste jouant fortement du delay (Jon Hassel, Nils Peter Molvaer, Erik Truffaz, et bien sûr, le grand Miles caché dans un coin) nous a enchantés un petit moment distrait avant la rentrée sur les rotules à l’hôtel.
Le vendredi fut le jour sans musique. Pas grand chose que nous voulions nécessairement voir, nous avons donc soignés nos relations publiques et nos amitiés, ceci avec l’entraînement de Cully dans les pattes. La rencontre d’un ami agent à l’hôtel nous a ouvert de brillantes perspectives pour cette journée enchanteresse. Pas de nuage à l’horizon et un possible rendez-vous pour midi nous a conduits sur les routes de la campagne normande direction la Manche. Un peu perdus, un peu au hasard, nous étions quatre, le toit ouvrant laissant pénétrer le Soleil généreux, et nous sommes tombés sur la Cale, une gargotte, un taudis, une épave échouée dont un grand Belge nous avait vanté les mérites la veille avec véhémence. Des huîtres fraîches comme la rosée, succulentes, sur la plage, devant le ballet des pêcheurs, déboulent par douzaines pour nous faire patienter. Arrivent les coquilles St-Jacques, dont la finesse n’a pas pu surpasser le gras des frites les accompagnant (quel mélange, mais quelle idée !), tout ceci étant vite oublié par le Chardonnay, une bouteille, deux bouteilles, hem. Quelques mètres plus tard, nous nous arrêtons vers les Belges, qui, pour l’occasion, ont utilisés la France comme trait d’union entre la Suisse, l’Angleterre et le plat pays en émeute. Jean-Pierre Bissot, directeur du Gaume Jazz Festival était en train de présenter son programme à la vingtaine de ses collaborateurs bénévoles ayant décidés de passer leurs vacances de l’ascension à Coutances. La gaité de ces intenables lurons étant contagieuse, l’après-midi était déjà bien engagée (en temps et en alcool) lorsque nous sommes retournés à Jazz sous les pommiers, bras dessus bras dessous avec les amateurs de jazz et de frites, ainsi que Oliver, un Anglais incompréhensible ayant à charge le Vortex, un club de jazz londonien.
C’est donc tout naturellement que nous avons désertés les salles de concert ce jour-ci pour tester le cidre et le calvados avec la cohorte de Belges, ainsi que les caves où ça jamme jusqu’à 5h du mat’. L’occasion de : 1. croiser Denis, le sympathique directeur du festival, pas en train de bosser, 2. de reboire un coup de cidre pour être sûr, avec sa non-moins sympathique collègue Edwige également en pause, 3. de taper dans les mille camemberts de la région, avant de, 4. rentrer un peu ému (fati-bourré ?) pour dormir un peu. On a appris plein de choses dans ces caves. Une liste indécente de confirmations sur le premier argument cité, à savoir la proximité de Coutances et de Cully. Même type d’organisation, mêmes combats, même investissement du village, même esprit de découverte du jazz, même budget. Mais avec un peu plus de soutien public. Une bricole. Cinq fois plus. Quand même. C’est la France, paraît-il. Et c’est sûrement grâce à cela que les prix des billets sont aussi bas. Un autre point marquant : la crédibilité monstrueuse du festival auprès de son public. 1500 personnes pour voir Dhafer Youssef, c’est incompréhensible, inimaginable ailleurs. Ceci dit, la vue est naze à Coutances. Hé hé.