Samedi matin, 11h50, réveil en fanfare, L’obligation à accomplir absolument, une rencontre (à notre hôtel, ouf) à midi entre les différents professionnels présents sur le site, histoire d’échanger des cartes de visites, des CD, des blagues sur les musiciens casse-pied, des filons sur les prochaines stars, d’autres CD, et aussi, pff, de boire des coups, manger des huîtres, des petits fours. Rencontre intéressante pour ma part avec deux Israéliens s’occupant d’un club fonctionnant sept jours sur sept à Tel-Aviv, plus un festival pour être sûr de ne pas s’ennuyer. Ils ont accueillis y a quelques temps le projet de John Zorn sur cinq jours avec des musiciens indigènes, et, pour le fun, Mike Patton. Carine soigne ses relations publiques je la laisse avec un Belge et me dirige vers le festival avec Oliver et Jean-Pierre pour visiter la Cathédrale. C’est beau une cathé finie, y a rien à faire. Bien gothique, imposante, magnifiquement éclairée la nuit, elle écrase. Il faut vraiment y croire pour vouloir bâtir un monument pareil.
La picole de la veille était très sympa, mais on est quand même là pour le jazz, alors aujourd’hui, les objectifs sont fixés, et ça s’enchaîne.
D’abord, un type étonnant qui souffle dans des coquillages, en pseudo-acoustique dans une église. Il crée des boucles, pose son truc. Les coquillages c’est rigolo, mais c’est pas facile à accorder… C’est dans le cadre d’un concept de Triple Solo, où avec le même billet, on peut aller voir trois concerts qui ont lieu simultanément dans trois lieux différents, trois fois de suite. Je pense que ça aurait été plus simple de faire bouger les musiciens plutôt que le public, mais enfin, ça fait découvrir la ville.
Andy Sheppard et sa création Glossolalia au théâtre fut un moment d’intense émotion. Un cœur de 100-120 personnes, de la région, avec quelques Anglais, sur scène, dirigé d’une main de maître par Sian Croose, qui dégageait, même de dos, une énergie folle. L’échange entre le cœur et les tablas du percussionniste (probablement indien…) m’a épaté, la puissance de tout ce monde est totalement époustouflante.
Direction ensuite le théâtre et ses 600 places. J’avais promis à Denis Colin, croisé la veille à un bar, que j’irai écouter attentivement son projet La Société des Arpenteurs. J’adore ce mot « arpenteurs ». Il m’avait déjà frappé dans un bouquin de Robbes-Grillet il me semble, il fait partie de ces mots au fort pouvoir évocateur, quasi onirique, sans que l’on sache vraiment pourquoi. Un promeneur ou un déambulateur, c’est vraiment pas pareil. Denis Colin, donc, avec une flûte, un sax , un autre sax, une trompette, une guitare, une contrebasse, une batterie, un clavier-sampleur, et une clarinette basse. Des compositions étonnantes pour un line-up riche, des musiciens excellents, une atmosphère tout à fait particulière. Peut-être un manque d’émotion, on assiste à une représentation plus que l’on vit un moment de partage, mais le concert était vraiment étonnant – devant une salle comble, encore une fois hors de mon champ explicatif.
Un crochet par le village pour découvrir la rue des stands (2010, année de la saucisse, ils ont aussi compris ça là-bas) et voir Carine se faire interviewer par France 3 (ça s’invente pas). Une ambiance fête de village, ponctuée par des artistes de rues et des amateurs, le beau temps toujours de la partie.
Retour au théâtre pour voir la sensation du moment, autre coup de flair d’Arnaud (après Denis Colin) qui m’en avait parlé avec insistance : Portico Quartet. Un groupe de colocataires, sax, basse, batterie et hang, très intéressant. La hang apporte cette touche de mystère aérien (un peu comme un vibraphone) qui rend cette musique difficilement descriptible. Tout en finesse, tout en souplesse, mais avec une certaine maîtrise malgré leur jeune âge, ces quatre Anglais étonneront le monde. Futur E.S.T. pour certains – comparaison n’est pas raison – ou simple effet de monde pour d’autres, difficile de dire de quoi leur avenir sera fait, mais à Coutances, la standing ovation n’était pas de trop pour les saluer dignement. On en reparlera en Suisse, c’est certain, peut-être à Cully, ou pas, mais on en reparlera. Carine file en backstage pour essayer de les faire marcher à travers la montagne pendant que je monte voir le duo de méga-stars, les mirifiques, les hallucinants, les monstrueux Brad Mehldau et Joshua Redman.
Malgré sa richesse, la langue française est bien trop pauvre pour pouvoir rendre compte objectivement d’un tel concert. Les superlatifs sont trop rares à ce niveau. D’un côté, Joshua et ses deux saxophones, de l’autre Brad et son piano. C’est tout. Pas de retours sur scène, quelques micros, le minimum, l’essentiel. Carine me disait que depuis « Compass », son album sorti en 2009, Joshua était vraiment monté dans de très hautes sphères, libéré du poids de la filiation, hors de contraintes, de la démonstration technique. Un vent réellement nouveau l’habite, son jeu est émotionnel, sa concentration et son plaisir débordent de toutes parts, son talent n’est définitivement plus à prouver. Dans son interaction avec son ami, il pose, propose, brode, et enchante avec brio dans des envolées impressionnantes de maîtrise. Brad pendant ce temps, également libéré des faiblesses de son passé, ouvre la voie. Il est peut-être déjà un maître incontesté du piano. Son toucher extraordinaire, sa subtilité, sa posture intrigante et fascinante, son rapport complexe à l’instrument font que l’on ne se lasse jamais vraiment de le regarder, de l’écouter, de le suivre et d’en redemander. Cette rencontre inouïe, dixième date d’affilée (« La musique vient toute seule à présent » a-t-il dit à son agente) était une occasion exceptionnelle de les voir, et le public l’a bien senti. Une tension palpable, à la hauteur des attentes d’un tel événement, se propageait durant chaque chanson. Les explosions libératrices bouillonnent encore (malgré le réveil difficile lors de l’allumage brutal de la salle), la reprise de « Lithium » résonnera pour un long moment dans mon pauvre esprit tout retourné.
Terminer le festival de cette façon était un cadeau magnifique de Jazz sous les Pommiers qu’on ne peut oublier. Un grand merci à Denis, Edwige, Corinne, le chauffeur moustachu, et les 250 bénévoles du festival qu’on a croisé durant ces trois jours. On tâchera de revenir, huit heures de train, c’est rien finalement. D’ailleurs, ça m’a à peine laissé le temps de terminer ceci.