Entendu, le deuil nous pesait. Adrian commençait vraiment à croire en la poisse ultime, lui qui ayant annoncé publiquement ses coups de coeur à la conférence de presse puis sur scène au chapiteau les a vu coup sur coup annulés tous les deux: Fredo Viola, respectivement Vijay Iyer. Il a fallu faire sans, et Carine s’est répandue en explication longues comme un nuage de cendres au-dessus de l’Europe pour expliquer tranquillement la situation (voir ci-dessous). Las, le résultat, il était à 19h30 au Next Step: au pied levé, Yaron Herman prend les choses en main et se lance dans une collaboration-minute avec les islandais logiquement bloqués à Cully eux aussi. Cinq heures de répétition, tout compté (pauses pipi et nourriture, démêlés techniques et stress du back-line). Une heure trente d’un set d’une cohésion époustouflante à la clé. Des hauts et des bas certes, des moments où la balance tend dangereusement vers une simple interprétation avec les moyens du bord, mais également de larges instants de magie, où le pianiste a su en même temps jouer un rôle nécessaire à la revitalisation d’une musique un peu glacée, ainsi que se laisser en retrait pour n’assumer qu’un rôle d’acteur d’égal à égal avec ses fortunés compagnons d’infortune. It’s good to have a volcano, s’amuse Helgi Jonsson. Les coulées de lave et les effusions de fumée là-bas ont provoqué des étincelles et des frottements géniaux ici.
Satisfait mais pas rassasié, Yaron a continué sur sa lancée. Il nous l’avait laissé entendre hier soir après son duo avec Portal, il l’a confirmé une première fois ce matin, puis une deuxième après la mise en place de cette roue de secours: oui il jouera bien encore, seul, au Temple, à 22h pour qui veut bien l’entendre, gratuitement. Forcément que oui, je voulais bien l’entendre. Simplement voilà, au même moment sous le chapiteau j’avais noté « jolie soirée beauté douceur à ne pas manquer ». Alors bon je fais quoi moi ? Je laisse les jolis yeux de Rita pour voir l’instant unique avec Yaron ? Je me dis que le piano solo au Temple c’est déjà fait depuis 2009 et je vais voir ce que Anouar a de nouveau à nous raconter ? Je plaque tout, vais boire des verres au Vignerons ? Je rentre à la maison pour écouter le dernier Angélique Kidjo et Ben l’Oncle Soul ?
Ok, Temple.
Et puis c’est gratuit. Alors cette fois pardon monsieur, pardon madame, je vais tout devant. D’ailleurs, c’est même pas plein cette histoire. Devant, il reste une place dans le coin, juste pour moi. À moitié sur le bois, à moitié vautré sur la molasse. C’est tout doux. Et pour le voir, je le vois cette fois. J’en rate rien, pas une mimique, pas un mouvement de sourcil, pas un levé de pied. Je m’amuse à prévoir ses envolées, ses dièses, ses fausses notes et ses changements d’intonation en suivant les circonvolutions de ses jambes, l’angle droit de ses chevilles. Les spasmes de ses épaules, les miaulements qui sortent malgré eux. J’entends tout, et oui, enfin, je vois tout ! Je vois la lumière. Je suis sous les lumières. Je ne vois pas passer le temps, l’heure de cadeau se transforme en une paire de secondes qui s’écoulent trop vite. Du miel pour mes yeux, dans les oreilles j’en ai déjà trop. Il joue comme peut jouer un génie sur un piano à queue posé au milieu d’un Temple, dans un endroit qu’il adore, devant un public qui l’adore, après deux jours de répétitions, de concerts, de coups de blanc et d’une jam qui l’a menée tard dans la nuit. Les 36 dernières heures ont été folles, pour lui et pour nous, pour tout le monde, ensemble. Il nous joue ça, sa joie, sa fatigue et son étonnement heureux d’être là dans ces conditions. À côté de moi, une folle qui se sert de sa cannette de Cardinal en pleurant lorsqu’il joue Nirvana. Au fond de la salle, certains cochons qui prétextent la gratuité pour goinfrer le caviar qu’on leur sert à la louche. Right here, right now.